Un maillon doré d’une longue chaîne

jeudi 10 septembre 2015
par  Froissart
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Au vu des sondages effectués dans les années 1960, les attentes des téléspectateurs donnent le classement suivant :
1 : dramatiques
2 : variétés
3 : films
A ces attentes, la télévision répond en se positionnant comme la plus importante entreprise de spectacle. Avant le feuilleton à suivre était la dramatique, fleuron de la télévision française… On peut définir la dramatique comme une forme hybride entre cinéma et spectacle vivant. Cette performance croise les ambitions de culture et de distraction assignées au petit écran. Un genre exigeant qui a la faveur des réalisateurs tentés par l’expérimentation. Il s’agit, en effet, d’un exercice de style particulièrement périlleux. Dès l’instant où il n’existe pas de procédé pour enregistrer les images tournées, tout le spectacle doit être filmé, monté, diffusé à la volée. Un direct absolu où les erreurs des comédiens et celles des équipes de tournage et de réalisation ne pourront être gommées. Le travail de préparation est colossal.

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Le tournage des Perses réalisé en 1961 par Jean Prat, une prouesse technique.
INA

Au début des années 1950, les dramatiques puisent essentiellement dans le patrimoine théâtral, les textes littéraires, nouvelles ou romans, surtout ceux du XIXème siècle. Les auteurs contemporains sont peu sollicités. Il est impossible de ne pas citer Les Perses d’après Eschyle, programme emblématique réalisé par Jean Prat en 1961. Là, se révèlent au grand jour les talents de réalisateurs qui feront ensuite les beaux jours des feuilletons et séries : Marcel Bluwal, Claude Barma, Stellio Lorenzi, Claude Loursais. On parle de « l’école des Buttes-Chaumont » qui a ses théoriciens.

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Marcel Bluwal, un des réalisateurs historiques de la télévision française.
Cahiers du cinéma n°118, avril 1961

Le témoignage d’Yves Barsacq illustre la prouesse des équipes au travail :


J’ai fait l’école de Vaugirard qui s’appelle maintenant « Louis Lumière » et l’IDHEC, en section « Prise de vue ». De 1954 à 1957, j’ai travaillé à la télé comme caméraman. Pour la télévision scolaire, par exemple et puis sur Lectures pour tous avec Dumayet. J’ai eu l’occasion d’avoir dans mon viseur Louis-Ferdinand Céline, j’en ai un bon souvenir.
J’ai fait du direct comme caméraman et comme comédien. C’est redoutable ! On ne peut pas se planter ! Il y a une tension énorme. Si on a un trou, on ne peut pas nous souffler, il y a des micros partout. Louis Seigner, grand acteur, a eu un trou alors qu’il interprétait un rôle de président. La régie a coupé, disant qu’il y avait eu un incident technique mais les gens avaient bien vu. Il a regardé son texte et il est reparti. Cette anecdote est restée célèbre. Toute cette école des Buttes Chaumont faisait un sacré boulot. Il y avait un métier qui s’appelait « cableman », c’est le gars qui tenait le câble pour ne pas qu’il se mette sous les roues. On passait d’un décor à l’autre, tout ça en direct. Les mecs avaient calculé le passage des caméras, les longueurs de câble, c’était effroyable


Yves Barsacq joue le rôle du Prieur dans Thierry la Fronde

Un autre réalisateur de talent, Claude Santelli, crée en 1960 Le théâtre de la Jeunesse enregistré en direct dans un studio aux Buttes-Chaumont, qui ne passait pas en vrai direct mais utilisait, selon ses propos, « cette affreuse chose qui s’appelle le kinescope ».

Pour nous rapprocher de Thierry la Fronde, arrêtons-nous sur la création de La caméra explore le temps par Stellio Lorenzi en 1956. Ne serait-ce que pour signaler que Robert Bazil, qui joue Boucicault, un des compagnons, a tourné dans plusieurs des sujets de « La caméra… ». Lorenzi se lance avec Alain Decaux et André Castelot, deux écrivains et journalistes issus de la radio. Ils deviendront deux figures télévisuelles incontournables en matière historique. Leur approche est essentiellement celle de l’histoire événementielle, de la biographie de grands personnages et des énigmes et autres mystères empruntés à l’histoire nationale.
Le principe réside dans la projection de sujets de fiction assez proches de l’expression théâtrale accompagnés d’un débat.

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La Terreur et la Vertu de Stellio Lorenzi, en 1964, Danton et Robespierre vus par la Caméra explore le temps.
INA

Pendant dix ans, une cinquantaine de sujets faits de saynètes puis de plus consistantes dramatiques assouvissent le désir d’histoire d’une audience séduite également par la dimension spectaculaire et le côté « enquête policière » du traitement du sujet. Cette confrontation installe un imaginaire, une représentation de la « science historique » qui cohabitent et interrogent l’histoire telle qu’elle est présentée et enseignée par l’Ecole. Aucun sujet contemporain n’était traité car la télévision du général de Gaulle ne prenait pas le risque de l’expression ouverte d’une opposition politique.

La caméra explore le temps connaîtra un succès d’audience remarquable, plébiscitée dans les classements des téléspectateurs. Ce qui ne l’empêchera pas d’être interrompue sous le coup d’une interdiction qui a sans doute à voir avec l’indépendance de ses auteurs (Stellio Lorenzi est communiste) et la crainte d’un dérapage idéologique dans un contexte politique rude. La disparition brutale de la « Caméra » provoque une montée de boucliers populaire portée jusqu’à l’Assemblée nationale.

Stellio Lorenzi ne disparaît pas de notre univers pour autant, y-a-t-il un téléspectateur amateur de Thierry la Fronde qui ne connaisse pas Jacquou le croquant, qu’il a réalisé en 1969 ?